Ed Pien : Under Water

28 Novembre 2012 - 26 Janvier 2013

Ed Pien: Plonger dans l'imaginaire aquatique
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à dessein d'explorer, à mille lieues sous les mers, la diversité culturelle, inspirée de la flore et de la faune sous-marine, l'exposition Under Water de l'artiste torontois Ed Pien, plonge au cœur d'une esthétique des profondeurs abyssales. à la rencontre d'un imaginaire oscillant entre l'aspect décoratif et ornemental de créatures calligraphiées à la maniera de chinoiseries [1] de planches d'illustrations de la biologie marine d'Ernst Haeckel [2] et d'univers fantasmagoriques, elle exemplifie deux horizons susceptibles de réhabiliter un sentiment de continuité entre deux cultures : l'Orient et l'Occident. L'un culbutant dans l'exotisme de l'Autre, pour mieux se reconnaître mutuellement, compose une collection de dessins intitulée Two Worlds, l'autre cultivant une fascination pour le grotesque, l'enclose pour mieux l'apprivoiser dans l'examen de quatre papiers découpés enchevêtrés de rêveries et de mystères aquatiques.  

Ces représentations, tant graphiques que découpées, rappellent ainsi que la biodiversité marine établit une métaphore qui induit une correspondance avec le métissage culturel et que, bien au-delà des apparences, elle confronte la part d'altérité en soi – l'interculturalisme émergeant des profondeurs de la page blanche foisonne d'écosystèmes angoissants. Cherchant à comprendre comment le processus d'enculturation complexifie notre rapport à l'espace/lieu et avec notre voisinage, Pien rabat ainsi la construction identitaire au centre de l'œuvre. Il ne convoque pas l'Autre, il va à sa rencontre. Plutôt que de le tenir à distance, il explore diverses possibilités d'engager un dialogue qui, basé sur un langage visuel fantaisiste, lui permet de créer une zone intermédiaire : libre, où tout un chacun, peut aisément se situer dans le monde et s'acclimater de l'exotisme de l'Autre. [3]

Two Worlds… une dualité culturelle

à mi-chemin entre la vie terrestre et la vie aquatique, l'œuvre graphique Two Worlds, mise sur le pouvoir de métamorphose de créatures en voie de mutation. Profilant des corps invertébrés, dépourvus d'ossature, elle renferme sur elle-même leur nature polymorphe, protéiforme et composite qui, provoquant des inquiétudes, se transforment rapidement en une appréciation ludique – évoquant Protée tout comme usant de galanteries esthétiques, l'œuvre séduit l'œil. 

De formes apparentées à des mollusques et des limaces, ces dessins portraiturent une galerie de créatures mi-homme mi-poisson dont leur physionomie, suscitant des sentiments d'effroi et de fascination, manifeste de copieuses ressemblances avec des dragons de mer, des pieuvres, des poulpes et des calmars géants. Revêtant autant d'allusions fantasmagoriques aux Océanides, Néréides et Naïades – nymphes des eaux – qu'elle revendique des filiations avec le Triton, le Léviathan et l'Ichthyocentaure, cette faune aquatique n'hésite pas à arborer la coquille, la carapace, la nageoire ou le tentacule en signe de gestation. Engendrant un bestiaire, exemplifiant de nombreuses conformations anormales, cherche-t-elle ainsi à se tailler une place parmi les nombreux traités sur la tératologie tel le Liber monstrorum de diversis generibus  [4]? Chose certaine, formant une synthèse de créatures chimériques effrayantes, elle ouvre sur un imaginaire empli d'horizons sublimés et fantasmés, divers et lointains. 

De fait, allusives et économes dans leur présentation, ces créatures, composant des énigmes visuelles et des illusions latentes, suggèrent une panoplie d'apparitions voire de « visitations »[5] de spectres qui, même hallucinés, demeurent « pressentis ». « L'art de Pien commence à ce point de rencontre entre la réalité matérielle du trait et réalité de l'espace parcouru, là où espace graphique et espace vécu s'interpénètrent, quand l'imaginaire en vient à prendre une consistance tactile, celle des œuvres, pour y libérer ses monstres » [6] . De la sorte, captivantes, elles nous immergent dans un milieu qui se révèle de l'intérieur : la vie sous-marine. Tirée du néant, celle-ci, se dessine, s'écrit et se trace. Elle figure dans la mesure où son iconographie fait écho à des formes anthropomorphiques « …patiemment formées par additions de traits empruntés, assemblés selon une grammaire des corps qui emprunte à l'animal et à l'humain, au désir, et à la violence du démembrement, de la séparation et du redoublement »[7]

Autrement, encloses dans leur environnement : la blancheur de la page – ce par quoi elles sont d’autant plus exposées à la surface plane du support, ces créatures éveillent un sentiment d’isolement. Elles traduisent, chacune à leur façon, un univers singulier duquel la seule possibilité de les mettre en relation réside dans l’observation qu’il s’agisse d’un seul et même ensemble graphique. Privilégiant la neutralité du support vierge, elles usent d’une palette chromatique restreinte qui, essentiellement composée de noir et de bleu, forme un champ de « bataille » visuel unifié – définissant clairement la dualité culturelle entre deux espèces de créatures: les bleues représentant le monde aquatique les noires le monde terrestre.

Imbriquées les unes dans les autres, elles se chamaillent la vacuité du support; elles se disputent leurs différences, leurs peurs. Se départageant, unilatéralement, l’espace, elles fusionnent à un tel point qu’elles en perdent leur caractère individuel au profit d’une totale symbiose terre/eau : harmonie. Magnifiant ainsi leurs filiations formelles et stylistiques, elles s’apparentent de manière à créer des enchaînements visuels visant à mettre en scène, au sein d’une même histoire, un éventail de stratégies de séduction nous invitant à s’en approcher, à les palper du regard et à se laisser investir par elles et en elles. Instituant un sentiment de proximité et d’intimité, elles débattent visiblement de leur pouvoir d’attraction – usant de leurs difformités physiologiques à leur avantage  –  elles poussent tout un chacun à se mouvoir et à déambuler devant elles pour les appréhender dans toute leur intégralité.

Aux confins de la biodiversité aquatique 

Dans la même veine, Pien poursuit son exploration des fonds marins dans la présentation d’une série de papiers découpés : quatre tableaux ou, devrait-on plutôt dire quatre planches encyclopédiques dans la mesure où, fortement inspirée du livre Kunstformen der Natur (Formes artistiques de la nature) [8] de Ernst Haeckel, elles portraiturent autant de méduses que de végétaux aquatiques.

D’une grande fragilité et délicatesse chaque papier découpé expose, de manière ténue, des pans de motifs qui, se distinguant les uns des autres, proposent une relecture « exotique » des profondeurs sous-marines. S’étalant à la verticale telle une tapisserie, ces pans de motifs/guipures ne se donnent jamais d’un seul coup d’œil. Il nous est impossible de les saisir en simultanéité – comme si l’unité ne pouvait se représenter que dans la diversité. Diversité qui, d’ailleurs, détourne l’œil de la symétrie d’ensemble au profit d’une multiplicité de points de vue, contrebalançant l’impression d’équilibre entre les motifs plus ou moins identiques qui se voisinent, s’enchaînent et s’enchevêtrent. Créant un rapport de force et de tension entre les diverses parties de la surface, ces motifs brouillent ainsi l’ordre au profit d’un tourbillon de lignes qui, ad infinitum incite à des mouvements oculaires exploratoires voire discriminatoires. Naissent ainsi, à l’infini, des configurations qui finissent par se perdre en conjectures parmi tant de variations et de similitudes sur un même thème. 

Les jeux de contrastes entre les surfaces découpées et les fonds bloqués circonscrivent des formes qui se referment sur elles-mêmes; l’opacité des masses n’ayant d’égal que la tension du mouvement qui s’opère en simultané entre la surface découpée et l’arrière-fond. C’est comme si, à l’emporte-pièce, les contours bornaient des profils à partir desquels l’œil pouvait reconstituer la nature même des créatures et de la flore aquatique. Tous les motifs composés de réseaux linéaires établissent des raccords suggérant qu’ils sont le prolongement des uns comme des autres. Insistant sur le fait qu’ils ne sont pas des retranscriptions littérales de la nature à laquelle ils réfèrent, mais plutôt des signes mis à la place de formes qu’ils invitent à reconnaître, ils exemplifient autant de cératophylles, d’ériocaulons, d’algues, d’anémones, d’orties que d’actiniaires – caractérisant, par une extrême concision, ce qui se donne à l’observation – ce qui se laisse saisir, par des jeux de mimétisme : la biodiversité aquatique.

Ce sont des figures phénix qui, naissant d’un geste de soustraction de la matière papier et d’extraction de la forme sans fond, s’affirment à la fois comme silhouettes contours denses et aériennes. Kaléidoscopiques, elles foisonnent dans un espace clos à partir duquel on s’enfonce dans une histoire fictive qui, se jouant dans ses moindres détails, se poursuit là où l’imagination rencontre une idée vague, une image obscurcie et qui, revenant de loin, reconduit le cycle de vie. Pendant que certaines figures meurent d’autres naissent ou, à tout le moins, demeurent, en arrière-plan, impatientes d’exister. 

En cela, elles établissent un ordre de reconnaissance qui repose autant sur l’identification de formes animalières et florales que les capacités d’associations mentales et de connaissances encyclopédiques. De même, elles quémandent de surmonter les jeux d’asymétrie qui, structurant des organigrammes et des idéogrammes complexes, laissent miroiter de trompeuses apparences – ne respectant pas avec exactitude l’ordre des proportions et l’usage de motifs identiques répartis, équitablement, de chaque côté de l’axe symétrique central.  Ces compositions questionnent ainsi notre capacité à retenir en mémoire chaque motif tout comme leur disposition à intervalle irrégulier rythme les surfaces enduites de bleu violacé ou de noir. Nacrées et luisantes, elles s’apparentent à l’enveloppe corporelle des méduses comme elles font écho à celle des calmars. Translucides et luminescentes, elles semblent parées de chromatophores – modifiant leur facture visuelle au gré de nos déplacements, elles poursuivent le dialogue vers Nous, cet Autremaintenant acclimaté à leur imaginaire culturel.



Karl-Gilbert Murray

[1] En référence à ces objets dont l’esthétisme procède du courant orientaliste (Style fortement inspiré de symboles et de motifs ornementaux orientaux, datant principalement de la Dynastie Ming (du règne de Qing Xuányé (XVIIe s.) à celle de Qianlong (XVIIIe s.) qui s’est épanoui en Occident entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Les porcelaines à décors bleus de cobalt sur fond blanc ont, entre autres, fortement influencé la peinture décorative, l’architecture (ex. : Maison de thé chinoise, parc Sans-souci, Postdam) et les motifs de tapisserie murale (ex. : L'hôtel particulier du duc et de la duchesse de Windsor au bois de Boulogne). 
[2] Ernst Heinrich Philipp August Haeckel est considéré comme le père de l’écologie. Il fut biologiste, philosophe, libre penseur et grand dessinateur ayant illustré, lui-même, ses nombreuses monographies (entre autres Kunstformen der Natur (Formes artistiques de la nature) de planches portant autant sur la biologie marine, les radiolaires, les éponges calcaires, les méduses que les siphonophores. Ses représentations visuelles témoignent d’un grand respect pour le rendu symétrique présent dans la nature : des micro-organismes monocellulaires comme des radiolaires 
[3] Pien est grandement influencé par les écrits d’Edward Wadie Saïd. Professeur de littérature comparée à l’Université Columbia de New York, il est considéré comme le père des études postcoloniales. Il est l'auteur de nombreux livres sur le conflit israélo-palestinien et sur le Moyen-Orient. Son ouvrage le plus célèbre est L'orientalisme : l’Orient crée par l'Occident, trad. en français par Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, Paris, éditions du Seuil, 1980, 392 pages 
[4] Traité anonyme en latin rédigé entre la fin du VIIe et le début du VIIIe siècle après J.-C. portant sur les monstres mythologiques.  
[5] Expression que j’emprunte à Marguerite Yourcenar. Elle l’utilise pour décrire la « présence » de ses personnages en elle et qui l’accompagne toujours. « Un personnage créé par nous ne meurt plus, pas plus que ne meurent dans ce sens nos amis morts. Quand on passe des heures et des heures avec une créature imaginaire, ou ayant autrefois vécu, ce n’est plus seulement l’intelligence qui la conçoit, c’est l’émotion et l’affection qui entrent en jeu. […] Cette présence est presque matérielle, il s’agit en somme d’une « visitation » ». Lire : Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, éditions Librairie générale française, coll. « Le livre de poche », 2010, page 224. 
[6]Christophe Domino, « Les bonnes feuilles de l’enfer », in Ed Pien, Deep Waters, Paris, Centre culturel canadien, Services culturels de l’Ambassade du Canada, coll. « Esplanade », 2002, page 11. 
[7] Ibid., pages 17-18. 
[8] Ernst Heinrich Philipp August Haeckel, Art Forms in Nature (1904), New York, Dover, coll. « Dover pictorial archive series », 1974, 100 pages.