Dil Hildebrand a effectué plusieurs virages surprenants dans sa pratique artistique depuis 2006, lorsqu’il a quitté son emploi de peintre scénique pour poursuivre des études de maîtrise en beaux-arts. Or, ces ruptures de style et de sujet n’ont pas rompu les fils conducteurs de l’artiste. Hildebrand demeure encore et toujours un peintre d’atelier traditionnel, se servant de pinceaux et de peinture sur toile et sur lin, à la manière de quantité d’artistes avant lui, depuis plus de 400 ans. Aussi, s’il a introduit le monde extérieur dans son atelier par un usage généreux de programmes et d’imagerie informatiques, il continue d’employer sa superbe technique de dessin et de rendu, testant l’habileté de la peinture à représenter la réalité. Puis enfin, les séries de peintures largement diversifiées de Hildebrand ont en commun de poser un regard contemporain sur des époques et des caractéristiques spécifiques de la peinture occidentale[1]
Dans la présente exposition, Hildebrand expérimente avec des configurations schématiques de formes abstraites. Le travail découle de sa série précédente, Drawing Board ; un fond quadrillé vert foncé, rappelant une plaque de découpe ordinaire, est toujours présent dans certaines peintures, mais revêt différentes couleurs dans d'autres. Les peintures de grand format sont plus libres, moins architectoniques et plus ouvertes sur le plan de l'interprétation que certaines toiles plus anciennes. C'est un peu comme si l'artiste cherchait un prototype, non seulement pour un édifice, mais pour quelque chose de plus grand; pour un nouveau mode de vie peut-être, pour la vie telle que vécue par une personne donnée, dans un espace et un temps donnés.
Ceci est une entreprise de taille, une tâche qui nécessite de travailler et retravailler une série de modèles potentiellement infinie. Hildebrand commence avec des dessins au graphite sur du papier de riz japonais. Il trace et transpose les constructions d’une feuille à l’autre. Sur la seconde feuille, il modifie, élabore et efface les dessins. Il colle ensuite cette feuille à la surface de la première, permettant au regardeur de découvrir le processus évolutif du dessin. Bien que ces esquisses n’aient aucun lien avec les mots, les œuvres sur papiers sont évocatrices de textes écrits en caractères chinois ou japonais. Elles présentent en quelque sorte le dessin comme une manière d’écriture – deux moyens viables et incarnés pour entrer en contact et tisser des liens avec le monde.
Dans Et ainsi..., une peinture en six parties réunissant de longues toiles disposées en frise, et de suite..., les motifs sont récurrents. Ils sont représentés sur une bande de lin brut, remplissant un nombre croissant d’étagères dans une collection sans fin. Les diagrammes ont un air de constructivisme (mouvement artistique russe révolutionnaire des années 1920). Et plus précisément, les configurations de Hildebrand rappellent les Contre-reliefs de 1914-1915 de Vladimir Tatline. Celui-ci cherchait à tisser des liens entre l’art, la vie et la politique. Dans ses dessins expérimentaux pour un nouveau monde, il rejetait les vanités représentationnelles de la peinture et s’efforçait de ne présenter que les qualités intégrales des matériaux, tels le bois, le métal, le mastic, le carton et le verre, insufflant une composante concrète et très physique à l’art.[2]
Hildebrand suit l’approche expérimentale de Tatline dans la création de nouvelles formes, mais reste fidèle à l’acte de la représentation en peignant ses constructions. Dans les œuvres de grand format, sa remarquable technique du trompe l’œil est employée pour rendre des représentations de bois, de papier, de caoutchouc et de tissu si ressemblantes qu’elles semblent former des assemblages plutôt que des peintures. De plus, comme pour s’assurer que le regardeur soit conscient que ces expérimentations vont au-delà de la maîtrise technique, ou peut-être pour rendre hommage à Tatline, ça et là, une pièce de jute peut être trouvée logée dans la matière picturale.In And so on... and in And so forth..., Hildebrand carries on with an experiment that Tatlin would have found difficult to do within his creed of presenting the truth of materials. He carefully copies the first assemblage, and uses this copy as the base for another one, erasing some components while adding others. Materializing the temporal aspect of painting, his lively rows of constructions show an evolution of forms: one thing leads to another, in painting as in life. The possibility of a universal prototype for a new way of life, which was still faithfully anticipated by the Constructivists, is shown to be always compromised by contingency. The models are subjective creations that arise from the experiences, the art-historical knowledge, emotions and skills which belong to a particular artist who works within the constraints of traditional studio painting.
Ce sont ces mêmes contraintes, cependant, qui conduisent les peintures de Hildebrand à devenir des métaphores du regard subjectif qui inhibe notre compréhension objective du monde. La description de l’atelier qu’a faite l’historienne de l’art Svetlana Alpers – « en soi un instrument d’art » – caractérise avec justesse la pratique d’atelier de Hildebrand [3]. Les contraintes de l’atelier, largement privé du monde sensuel, et dépendant de l’artiste comme acteur solitaire pour amener le monde extérieur à la peinture, forment une analogie avec le caractère restreint de notre compréhension oblique et infiniment temporel du monde.
Se servant de l’atelier comme instrument d’art, Hildebrand exploite les capacités singulières de la peinture et du dessin, afin de créer des essais pour de possibles manières d’être dans le monde. « L’expérience de l’atelier, écrit Alpers, réside en la reconnaissance du motif. Celui-ci recèle ce dont traite le peintre, ce avec quoi il joue dans sa peinture [4] » Ce que rapporte Hildebrand dans ses motifs, est une manière de faire l’expérience du monde qui soit redevable envers l’art du passé, tout en reflétant et en poursuivant une réflexion contemporaine au sujet de la subjectivité.
Dans l’œuvre de Hildebrand, il n’y a ni peintre soucieux, ni autoportrait de génie solitaire créant dans l’isolement mélancolique de son atelier. Ce que nous retrouvons dans ses dessins, dans ses peintures de grand format, dans Et ainsi…, et dans de suite…, sont desremplaçants qui diffèrent l’un de l’autre, bien que partageant un même gabarit de motifs. Et si ces formes inventives, avec leurs ajouts et leurs extensions, semblent conçues pour rayonner et pour établir des liens, chacune d’entre elles retient son individualité. En somme, elles signifient que dans le processus continu des influences réciproques qui façonnent notre relation au monde, la première personne du singulier ne disparaît pas, mais constitue un noyau unique au sein d’une collectivité d’autres noyaux [5].
Hildebrand recueille des tessons de l’histoire de l’art et les introduit dans son atelier. S’inspirant de leur réalité matérielle, il construit et reconstruit ses propres œuvres en exploitant les attributs plastique et physique de la peinture. Les ruptures et les continuités de sa production témoignent d’une foi en la peinture comme mode constant d’expérimentation, comme manière singulièrement visuelle et viscérale d’explorer le monde au-delà du discours verbal et de l’exploration scientifique.
-Petra Halkes, octobre 2013
Petra Halkes est peintre, écrivain et commissaire d’expositions. Elle vit à Ottawa.
[1] Les séries de Hildebrand peuvent être sommairement catégorisées ainsi :
1. Les peintures paysage-théatre, voir Dil Hildebrand, Long Drop : les peintures de Dil Hildebrand. Avec des textes de Richard Rhodes et Louise Déry et une interview par Christine Redfern, Victoria; Montreal, Anteism, 2009.
2. Les peintures d’atelier, voir mon compte-rendu de Peepshow, Pierre-François Ouellette art contemporain, Montréal, du 9 septembre au 16 octobre 2010 : « Dil Hildebrand », BorderCrossings, vol. 30, no 1, édition 17, mars 2011, p. 77-78. 3. Les peintures plaque de découpe, à partir desquelles les œuvres plus récentes de cette exposition ont évolué. Voir Mary Reid, « Dil Hildebrand: Going Back to the Drawing Board », texte de catalogue accompagnant l’exposition Back to the Drawing Board, YYZ Artists Outlet, du 10 septembre au 10 décembre 2011 http://www.yyzartistsoutlet.org
[2]Voir Simon Baier, « Professional Painting, Tatlin’s Counter-Reliefs », dans Tatline; Baier, Simon et al., Tatlin, New Art for a New World, Museum Tinguely, Bâle; Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2012.
[3] Svetlana Alpers, « The View from the Studio », The Vexations of Art, Velázquez and Others, New Haven et Londres, Yale University Press, 2005, p. 9 – 47 (p.14). Réimpression sous la direction de Mary Jane Jacob et Michelle Grabner, The Studio Reader, On the Space of the Artist, Chicago, University of Chicago Press, 2010.
[4] Ibid., p. 24.
[5] Je m’inspire ici de l’idée de John Roberts dans « The Post-Cartesian Artist » (chap. 4), The Intangibilities of Form, Skill and Deskilling in Art After the Ready-made, Londres; New York, Verso, 2007.
L'artiste tient à souligner l'apport du Conseil des arts et des lettres du Québec.
La galerie tient à remercier la SODEC pour son soutien.