Adad Hannah – Le radeau de la Méduse : Saint-Louis
En 2015, j’ai été invité à effectuer une résidence à Keur Laminaire, à Saint-Louis, au Sénégal, qui se trouve à quatre heures de voiture au nord de Dakar, sur la côte ouest du continent africain. Dans les premiers mois de 2016, je me suis rendu à Saint-Louis afin de réaliser une nouvelle œuvre à caractère communautaire, soulignant le 200e anniversaire des événements sinistres en lien avec le naufrage de la frégate Méduse –un désastre qui continue de souligner les dangers d’un gouvernement défaillant et d’une bureaucratie corrompue.
Durant l’été 1816, à destination du port sénégalais de Saint-Louis, la Méduse fait naufrage au large de la Mauritanie. La frégate était commandée par un officier inepte, nommé capitaine par le roi de France, en dépit du fait qu’il n’avait pas navigué depuis plus de vingt ans. Bien que chacune des embarcations de sauvetage s’étant détachée de la Méduse eût son propre récit de mer forte et de navigation périlleuse, l’histoire de ce radeau de fortune, abandonné par son capitaine et laissé à la dérive avec plus de 150 personnes à bord, a capté l’imaginaire de l’époque, et demeure puissamment présente grâce à l’imposante peinture de Théodore Géricault Le radeau de la Méduse (1818 – 1819), exposée au Louvre.
Je tente d’aborder chaque nouveau projet avec un esprit ouvert et très peu d’idées préconçues au sujet de l’apparence d’une œuvre finie. Ceci stimule le processus de production et résulte en des œuvres reflétant la communauté et le contexte spécifiques dans lesquelles elles ont été réalisées. Pour ce projet-ci, j’ai passé cinq semaines au Sénégal, poursuivant des recherches, puis construisant, répétant, filmant et photographiant un ensemble de tableaux vivants vidéo et photographiques.
À Saint-Louis, je me suis improvisé un atelier dans un vieil entrepôt qui était jadis au cœur de la ville coloniale. De là, je partais effectuer des recherches pendant plus d’une semaine, rencontrant des gens dans la communauté – des artistes, des acteurs, des constructeurs navals, des artisans, des historiens, des musiciens, des administrateurs, etc –, et cherchant à déterminer les particularités d’un projet qui serait pertinent dans le milieu culturel spécifique qu’est le Sénégal postcolonial. Finalement, après plusieurs rencontres formelles et informelles avec les résidants locaux, je me suis décidé à créer un radeau à partir de bouts et morceaux de pirogues (des bateaux de pêche en bois faits à la main et peints de couleurs vives), d’éléments architecturaux, et d’autres pièces détachées trouvées en déambulant dans l’île de Saint-Louis et dans Guet N’Dar, un village de pêcheurs adjacent, sur la Langue de Barbarie. L’arrière-plan et l’eau pour des tableaux ont été fabriqués à partir de 300 mètres de tissu en coton. Tout a été construit localement, y compris le « soleil » haut de quatre mètres éclairant l’ensemble des tableaux.
Réalisé avec le soutien du Conseil des arts du Canada, et produit avec l’aide de plus de cinquante résidants locaux, ce projet constitue ma plus grande réalisation à caractère communautaire à ce jour. Les tableaux ont été « joués » en direct à quatre reprises, en mai 2016, et ont été présentés dans le cadre de la programmation hors-site de la Biennale de Dakar, le même mois. En octobre 2016, les tableaux ont été exposés au Festival Lagos Photo, au Nigeria.
Ceci n’est pas ma première création communautaire inspirée du chef-d’œuvre historique de Géricault. En 2009, je me suis rendu dans la communauté reculée de 100 Mile House, en Colombie-Britannique, pour y réaliser Le radeau de la Méduse (100 Mile House), l’une de mes premières œuvres communautaires à grande échelle. Pour ce projet-là, je m’étais efforcé de recréer assez fidèlement la peinture de Géricault; pour ce nouveau projet à Saint-Louis, je ne me suis pas tant intéressé à la fidélité esthétique qu’aux considérations historiques, et au lien entre la référence historique et la communauté locale, recréant le radeau tel que dessiné de mémoire par Alexandre Corréard, l’un des seuls (quinze) survivants ayant atteint le Sénégal. J’ai imaginé ce que la vie aurait pu être durant ces dix-sept jours, dérivant en mer dans un état d’apathie. En rejouant ce moment historique, j’ai recontextualisé les événements qui se déroulèrent sur le radeau, par un changement non pas de lieu mais de temps – en campant la scène 200 ans plus tard. Ceci a pour effet à la fois d’attirer l’attention sur la tragédie d’origine et de mettre en lumière sa corrélation avec des événements contemporains. En rejouant et représentant les mêmes événements que Géricault a explorés dans sa peinture, j’orchestre une fusion des réalités historique et contemporaine. Passé et présent deviennent un même temps.