L'éloge de la perte (In Praise of Loss)
La connotation dichotomique à laquelle invite le titre de l’exposition de Lucie Duval donne le ton à une expérience sensorielle tout aussi paradoxale. Taxinomie d’un univers intimiste et folâtre, L’éloge de la perte propose une exégèse poétique d’encres où l’artiste s’amuse en des jeux d’absorbement où le corps tout entier est appelé à plonger. Sans jamais ne s’échouer dans une recherche formelle pure, Duval travaille la consistance même du papier par l’entremise d’une exploration plastique libératrice où elle se perd passionnément. Parfois jusqu’à saturation, elle explore en de calligraphiques ou violentes gestuelles la sculpturalité de la surface où des coulées lascives laissent leurs empreintes, témoignage éloquent d’un geste bohémien. En marge du connu et du convenu, ces errances picturales vagabondes arpentent les plaisirs de l’égarement, guidées par l’unique assurance de n’être assuré de rien. Le geste de peindre devient le prétexte à une quête aveugle et délibérée, à une perte de soi rédemptrice. Un retour nécessaire à l’acte même de création, la main incarnée telle l’extension tentaculaire du cerveau.
Ce « faire » se pose et s’impose sur le support et avec lui une sensitivité qui vous prend à bras-le-corps. Les chairs liquides de la matière prennent forme dans l’œuvre, déversant dans le regard et sur la peau leur dynamique désirante. Exaltée et irradiante, l’encre perméabilise la frontière ténue entre le corps et l’œuvre, exhortant nos sens aux débordements. Sous le poids de l'impalpable relation, l’affect s’éclate.
L’éloge de la perte nous convoque à une lecture aléatoire et accidentelle des œuvres, créant des narrations antithétiques performatives entre les différentes représentations. Ces récits baroques et infinis se tissent au fil des déambulations, nouant et dénouant une trame narrative née de l’imaginaire de chacun. Abécédaire asémantique de l’exposition, des prépositions improbables ponctuent ici et là cet univers fictif et participent d’une lecture poétique de l’œuvre de Duval. Jamais littéraux, ces écrits font naître une dialectique qui se joue de la plastie du langage, créant et recréant une linguistique singulière à l’artiste.
Véritable mosaïque sémiotique, L’éloge de la perte nous invite à une relecture constante de la textualité de l’image. Entretenant des rapports déictiques, le chevauchement des mots, des encres et des objets produit des actes de langage qui modifient indubitablement notre perception même des œuvres. L’espace d’un regard, ces chassés-croisés contingents et volontaires brisent l’ordre établi entre le réel et l’imaginaire au profit d’un récit rhizomique où il fait bon s’égarer. L’osmose du dicible et de l’indicible est au cœur de ce dialogue des sens, pérégrinations esthétiques et locutoires prolifères qui ont sans ambages le verbe haut à qui sait tendre l’oreille.
- Anne-Marie Dubois
Lucie Duval est une artiste en arts visuels. Depuis de nombreuses années, son travail s’articule autour d’une interférence entre ce qui est lu et ce qui est vu, un parcours où les mots se jouent des objets et des images. Elle est née à Mont-Laurier, vit et travaille au Québec. Elle a étudié à l’École des beaux-arts de Toulouse et a obtenu, en 1983, le Diplôme national supérieur d’expression plastique (DNSEP), avec félicitations des membres du jury. Elle a exposé régulièrement en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. Ses œuvres font entre autre partie de la collection permanente Musée national des beaux-arts du Québec, du musée des Beaux-Arts de Sherbrooke, des prêts d’œuvres d’art du Conseil des Arts du Canada et du Musée national des beaux-arts du Québec et de collections privées. Elle a réalisé plusieurs projets d’art public et a publié en 2010 le livre Histoires à tirer par les oreilles. Elle est représentée par la galerie Isabelle Gounod à Paris.
Anne-Marie Dubois est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal avec concentration en études féministes (2014). Ses recherches portent principalement sur les représentations queers au sein des pratiques actuelles et de la manière dont elles revisitent puis dénaturalisent les concepts d’identité, de genre, de race et de sexualité.