La « nouvelle nature » dans Un royaume pacifique de Ripley Whiteside
Une source première d’inspiration pour cet ensemble de dessins de Ripley Whiteside est la série du peintre américain Edward Hicks (1780-1849) The Peaceable Kingdom (env. 1825-1849), qui représente littéralement les versets du livre d’Isaïe 11, 6-8, avec des peintures montrant, par exemple, un loup étendu avec un agneau. À la différence des œuvres de Hicks, les dessins de Whiteside, réalisés à la fois à l’encre artisanale « 100% naturelle » et à l’encre manufacturée, ne sont pas religieux mais séculiers, animaliers, plutôt qu’humanistes. Whiteside a dessiné ses sujets animaux grandeur nature pour mieux nous confronter. Il a aussi très délibérément représenté les animaux nous rendant notre regard. Le regard rendu revêt une importance particulière dans l’art occidental. La peinture d’une prostituée d’Édouard Manet, Olympia (1863), a déconcerté le public du XIXe siècle, habitué qu’il était aux nus féminins détournant le regard coquettement ou couvrant leurs yeux de leurs bras, rendant leurs corps accessibles aux regardeurs (masculins). Dans l’œuvre de Manet, le regard rendu d’Olympia était interprété comme étant confrontant et antagoniste. Le regard rendu signifie aussi la conscience, l’action, l’intériorité et, si nous tenons compte du précédent religieux des dessins de Whiteside, le regard rendu pourrait tout aussi bien être interprété comme révélateur de l’âme.
Les regards rendus des animaux nous gardent à notre place; ils nous tiennent pour responsables de nos actions et de nos décisions. Nous regardons ces animaux dont les yeux, à leur tour, nous regardent, nous nous voyons complices de l’état du monde naturel aujourd’hui. Or, Whiteside n’est pas convaincu qu’il soit aisé de nous tenir pour responsables. En effet, lors d’une conversation avec moi, il a observé qu’il pourrait être difficile de qualifier notre comportement (fréquemment violent envers les écosystèmes) comme étant non naturel; nous sommes devenus la force directrice de l’évolution. Dans cette optique, le titre Un royaume pacifique prend un ton ironique.
Une autre source d’inspiration pour la série de Whiteside est The End of the Wild (2006) de Stephen M. Meyer. Le livre de Meyer illustre sans ambages l’impact négatif que les humains ont eu sur l’environnement, et s’attarde tout particulièrement à la crise d’extinction. Il identifie trois catégories d’espèces : les reliques (les espèces qui ont migré vers les marges afin de survivre), les fantômes (celles qui ne survivront pas sur une planète avec des milliards de personnes), et les mauvaises herbes (celles qui prospèrent des environnements continuellement perturbés). Meyer démontre, au bout du compte, que nous faisons partie des plus envahissantes des mauvaises herbes. Mais l’orgueil du genre humain nous porte à croire que les ressources sont illimitées, et nous fermons souvent les yeux sur la détérioration de notre planète.
Pour cette série, Whiteside a sélectionné des animaux dans une variété de lieux – à la fois naturels et faits par l’homme – sur l’île de Montréal. Nombre de ses sujets non humains sont inspirés de multiples visites au Biodôme, tandis que d’autres peuvent être trouvés (ou sont disponibles) dans des animaleries, dans des plans d’eau, sur Kijiji, à la SPCA, dans des maisons et des appartements, et, suivant les saisons, dans des parcs et des terrains non construits. Chaque dessin a reçu un titre provenant d’un secteur différent sur l’île : Pierrefonds, Notre-Dame-de-Grâce, Côte-des-Neiges, Rosemont, parmi d’autres. De façon semblable, tous les arrière-plans sont des paysages qui existent actuellement à Montréal. Ceci est la nouvelle nature dans laquelle nous vivons, où la flore et la faune doivent exister en accord avec chacun des aspects de l’activité humaine. Dans ces dessins, les animaux sont « désencadrés »; c’est-à-dire qu’il sont retirés des confins de leur existence typique sur cette île, et sont considérés ici comme faisant partie d’une écologie fantastique, bien que paradoxalement réaliste.
Et enfin, un commentaire sur l’humour. Ces dessins ne sont pas tous catastrophistes; loin de là. Il y a une sorte d’humour malicieux dans les juxtapositions inattendues d’espèces qui normalement ne se fréquenteraient pas – par exemple, une souris, un chat tigré (d’après le propre chat de Whiteside, Sailor), et un coyote dans le dessin intitulé Notre-Dame de Grâce –, suggérant une inversion de la chaîne alimentaire. Dans Ville-Marie, un chihuahua et une poule se tiennent sur caïman dans un champ de tulipes. Le mont Royal au loin est majestueux. Ces compagnons inhabituels occupent l’espace pictural, de toute apparence paisibles et à l’aise. Bien que parfaitement réalistes, en raison des minuscules coups de pinceau de Whiteside et de son étude attentive d’animaux au Biodôme, dans des photographies et dans des illustrations de guides pratiques, ces sujets animaux sont anthropomorphisés par leur façon très humaine de nous regarder dans les yeux. S’ils ne sont pas déconcertants comme Goofy, le « chien parlant » qui « possède » un autre chien, Pluto, dans l’univers de Disney, les animaux de Whiteside sont à la fois poignants et drôles. Ô combien humain
- Julia Skelly, Université Concordia (traduit de l’anglais)