Et si Orphée ne s’tait pas retourné, que serait-il arrivé ?
Travaux de collaboration entre artistes
INCOLLABO HADÈS
Travaux de collaboration entre artistes.
Marc Audette ↔ Diane Génier ↔ François Chalifour
Si des artistes en arts visuels convient la figure d’Orphée comme agent provocateur à une réflexion qui investit la pratique du dessin, autant que celle de la photographie, c’est qu’il y est question de regard et ultimement de la fabrication de l’image de la nostalgie. Orphée avait reçu comme instruction de ne pas se retourner avant la sortie d’Hadès, ce à quoi la présence vive d’Eurydice lui serait rendue au monde des vivants. Eurydice, son aimée qu’une malencontreuse morsure de serpent avait anéantie et réduite à se confondre dans le monde des ombres. Mais elle lui échappa à jamais, à nouveau perdue, justement parce qu’il voulait la contempler. Cette perte, qui se perpétue, ne peut être que le signe de la nostalgie, justement parce qu’elle s’active sans cesse, qu’elle ne pourra trouver le repos. En cela elle est génératrice.
Effectivement à ce regard qui devait de se suspendre, se juxtapose la possibilité d’envisager l’éblouissement, intriqué avec celui du désir, cette stase du désir qui trouve sa figure dans celle de l’aveuglement. Cette stase qui rend l’autre invisible, impossible à maintenir dans le regard, et pourtant saisissable par son image que le regard perpétue, tracé du dessin ou construction du rendu photographique. Car cet espace suspendu, l’imaginée d’Eurydice, qu’Orphée aurait dû maintenir, trouve une possible expression et donc une existence par cette autre légende qui serait à l’origine du dessin; par cette autre amoureuse, Dibutade, jeune corinthienne, qui apercevant l’ombre portée du profil de son amant au moment du départ décida d’en tracer le contour sur cette surface. Ombre portée qu’une source lumineuse génère. Dibutade, tout à coup aveugle dans l’instant à son amant, trop occupée à saisir son ombre. Détournement du regard au profit de l’image.
Dès lors, elle aussi ne pourra espérer l’autre, que par les subterfuges de la nostalgie. En faisant rejaillir une ombre de la lumière. Tout comme Orphée espérait faire jaillir Eurydice de son Ombre, autre figure de l’éblouissement qui serait aussi l’essence du photographique. Dibutage, Orphée, confondus dans le principe actif du masculin-féminin. En cela aussi la pratique de l’autoportrait en combiné semble légitime, ce travail superposé de Marc Audette et de Diane Génier. La collaboration entre artiste est possible. Dans le meilleur des cas, c’est qu’il y a de l’oubli, que le regard se porte en avant de soi, vers des enjeux souvent inconnus de l’un et de l’autre, établissant ce rapport absolu de confiance mutuelle permettant l’exploration. On peut soupçonner le risque de sa propre représentation mise en partage. Imaginée avec la joie non discriminée de s’adonner à tous les remaniements du monde à tenter le devenir de l’autre, à s’y confondre, à fustiger sa figure, à faire apparaître et à se confronter à son ombre, pour mieux se reprendre, individuée, permet sans doute la rédemption. Elle fut imaginée.
La narrativité de la légende d’Orphée porte profondément le sceau de l’exploration ne serait-ce que dans l’invention de la propre exploration d’Orphée à la recherche d’Eurydice, dans l’appréhension du monde des ombres à imaginer, d’un territoire à dessiner. Il y aurait donc révélation, le geste photographique prenant dans cette perspective tout son sens. C’est qu’il y est aussi convié le monde de l’insondable, qui ne peut trouver expression que par celui du silence stupéfait - n’est-il pas raconté par Ovide qu’Orphée, s’étant retourné, resta figé de stupeur ? - d’une tentative du geste dessiné ou par l’apparition de l’image photographique dans le bain révélateur. Le dessin serait ici une pratique exemplaire, fonctionnant à l’aveuglette jusque dans sa gestuelle. N’est-il pas celui qui s’inscrit à tâtons, sans projet définitif, portant les deux bras, la main, le doigt vers l’avant, au-delà de soi, muni d’une extension à tracer, selon la même gestuelle de représentation des aveugles dessinés, exprimant son propre dispositif d’état sidéré, abandonné ?
La pratique de ces trois artistes joue dans ces sphères de l’exploration. Avec la photographie ou l’image vidéographique Marc Audette se tient bien souvent dans le monde des ombres. Tout comme Diane Génier s’y est maintes fois maintenues avec la pratique du dessin. Si ce projet a pu prendre la forme de cette réflexion, c’est qu’il y a eu invitation il y a quelque temps de la part de François Chalifour auprès de Diane Génier de partager la pratique du dessin, par maints croisements, en prenant pour première assise le carnet de dessin. Le beau prétexte fut de suggérer qu’Orphée aurait tout aussi bien pu ne pas se retourner…
Nous, les orphées de ce projet, voudrions dédier cette exposition à Diane Génier (1956-2015). Comme Orphée, Diane est allée aux Hadès et en est revenue. Et ce fut plus d’une fois m’a-t-elle assurée un jour, il n’y a pas si longtemps. Aujourd’hui elle en explore de nouvelles confluences… à demeure.
Note : Ce texte est redevable en partie à la relecture de l’essai de Jacques Derrida, rédigé dans le contexte d’une invitation à porter un autre regard à la collection du cabinet de dessins du musée du Louvre, Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres ruines (Editions de la réunion des musées nationaux, 1990).
Richard Gagnier
Commissaire
Richard Gagnier a longtemps été associé au Centre d'artistes AXE NÉO7 à Gatineau comme membre du collectif de programmation et membre du conseil d'administration. Il y a réalisé plus d'une dizaine de projets de commissariat notamment "Faire oeuvre d'incrédule" (exposition solo de Miguel Berlingua), "Fissions Singulières" - oeuvres contemporaines au Diefenbunker-Musée de la Guerre froide (co-commissaire avec Jacques Doyon), "Passages de la lumière" volet 1 : Shelagh Keeley et François Lacasse. Très actif sur la scène des arts visuels, il est président du conseil d'administration d'Artexte, a siégé au conseil d'administration de la Galerie d'art d'Ottawa et occupe le poste de Chef du service de la restauration du Musée des beaux-arts de Montréal depuis 2007.