Résonances
"Depuis plusieurs années, mon travail en art visuel est axé en partie sur la photographie, sur les modes de représentations, son histoire, ses spécificités, mais aussi ses mécanismes et propriétés physiques.
Dans les années 1990, la série Le chasseur d’images mettait en relief l’idée de la collection sans fin, de cette soif de tout photographier, de nous approprier par celle-ci le monde qui nous entoure. En utilisant le motif de la feuille en une multitude de déclinaisons (images de feuilles développées sur du papier photographique faisant ainsi référence à une des toutes premières photographies), plutôt qu’une collection d’images du quotidien, elle mettait aussi en évidence la planéité du médium photographique et de ses limites à reproduire le réel.
Toujours en lien avec cette préoccupation de l’idée d’une collection sans fin, j’ai débuté la réalisation en 2004, d’une installation intitulé Éléments pour un sablier. Cette pièce en constante évolution —que j’alimente depuis plusieurs années —, est composée de milliers de photographies de famille et du quotidien. Les petites photos de dimensions variables qui la constituent sont disposées au sol aléatoirement en forme rectangulaire de plus de 750cm X 175cm. Reprenant l’idée d’une bande test en chambre noire, les 8 plages qui la composent, graduant du noir jusqu’au blanc, suggère l’idée toute simple du temps, du passage de la vie à la mort.
Sous le commissariat de Joan Foncuberta, Le Mois de la photo (édition 2015) a pour thème « La condition post-photographique ». J’ai été invité à soumettre une proposition, portant justement sur la prolifération d’images. Le projet Mémoires présente une sculpture monumentale composée de 275 000 photographies du quotidien, qui a pour but d’imager cette prolifération excessive et d’en faire ressortir la démesure. Cette installation est constituée d’environ 6 000 chaînes de plus ou moins cinquante petites photographies sur chacune d’elles, l’ensemble disposé dans l’espace reconstituant ainsi un nuage. Ma motivation d’utiliser ce nombre de photos, vient du fait de la durée de vie estimée d’un capteur numérique, autrement dit de son obsolescence programmée, correspondant à plus ou moins 275000 clichés. Il s’agit ici de mettre dans l’espace cette masse d’information produite par un seul appareil photographique numérique durant sa vie utile et d’en faire un « monument ». Cette installation prend la forme d’un nuage mais aussi elle s’apparente a celle d’un cerveau. Lorsque nous pénétrons dans le centre de cette masse de photographies qui flotte dans l’espace, l’idée du temps et de la mémoire refont surface. La sculpture devient une excroissance de notre cerveau et met en évidence la confusion que l’on peut ressentir devant une trop grande source d’information. Cette mise en espace est aussi un clin d’œil au système de stockage informatique CLOUD qui fait désormais partie de nos vies et totalise la démesure des informations qui y circulent.
Dans cette foulée, l’exposition Résonances présentée ici, est un écho à l’installation Mémoires (l’ensemble des 275 000 clichés voulant reconstruire de manière métaphorique, quoique réelle et tangible le CLOUD). Ce projet élaboré sur une période de 16 mois a nécessité 4 300 prises de vue en moyenne par semaine, ce qui équivaut à environ 600 clichés par jour. On se doute bien, qu’à ce rythme chaque photographie n’est pas nécessairement cadrée et qu’il s’agit ici plus d’automatisme, quoique…
On pourrait avancer que 85% des clichés sont pris à la volée, le seul souci étant de capter le moment présent (ce dernier étant évidemment discutable). Tout au long de ce processus, l’appareil photo fut en mode « priorité ouverture » sans autofocus (déjà une discordance avec toutes ces fausses belles photos/images rapides trouvées sur le CLOUD), d’où résulte beaucoup de clichés insignifiants, de moments de vie du quotidien. Dans ce processus répétitif et « assez n’importe quoi » — qui représente 600 photographies prises à chaque jour ce qui est en soit est assez obsessionnel—, en résulte des images surprenantes à la lumière de cadrages désinvoltes.
Dans cette présente série, chacune des centaines de milliers de photographies du projet Mémoires a été revue, dont certaines extraites et reprises ici comme des trophées de cette chasse insensée. Ces photographies à faible résolution agrandies à leur limite deviennent quelque peu floues, tout comme notre mémoire dont les souvenirs évoqués sont plus ou moins précis. Ces images traitées et magnifiées sont des représentations de ces souvenirs, de ces mémoires incertaines, de visions parfois idylliques d’un présent lointain."
- Roberto Pellegrinuzzi