À la recherche d'une terre ferme
J'ai coupé une branche d'arbre qui poussait de travers et jetait de l'ombre sur un potager. En partie pour permettre à la lumière et à l'eau d'atteindre le potager et en partie parce que la branche croche avait l'air bizarre, elle a été coupée. Je n'ai eu de cesse de me poser des questions au sujet de la fonctionnalité et de l'esthétique. Ces deux raisons étaient-elles suffisamment valides pour me permettre de drastiquement modifier l'arbre ? Un soir de culpabilité, me sont venues des pensées revoyant le processus décisionnel et examinant l'essence de la construction : la construction d'images, la construction d'identités et la construction de connaissances. Ai-je voyagé assez loin pour trouver des réponses ? Ai-je trouvé une terre ferme où m'établir et où voir croître ma progéniture sans qu'elle ne soit jugée ou modifiée par l'apparence ou la fonctionnalité ? Ai-je aidé mon fils Shaore à acquérir des connaissances et à cultiver son courage, afin qu'il sache se maintenir et se battre pour son propre avenir ?
Debout sur une montagne, j'observais un couple avec un bébé et un tout petit escaladant le sommet d'une autre montagne rocheuse. Ils se sont assis parmi les arbres et le pic semblait un endroit dangereux pour le bébé et le bambin. J'ai eu l'impression que les parents étaient des escaladeurs d'expérience et que les deux petits deviendraient probablement de bons escaladeurs aussi. Il se peut que le futur soit ainsi prévisible, mais vraisemblablement je pourrais me tromper. Nous ne pouvons avoir qu'un filet de confiance dans le fait qu'en tant que parents nous sommes en mesure d'offrir à nos enfants seulement ce que nous connaissons le mieux. Comment construisons-nous une image de nous-mêmes, et comment transmettons-nous des idées au moyen d'une communication multilingue ou non verbale ? Nous est-il possible de nous détacher de nos codes culturels pour adopter une unicité individuelle ? Je me suis tenu devant une reproduction en cire d'un Homo erectus, observant son corps poilu et son regard sombre et profond. Un geste mélancolique semblait annoncer son futur incertain, telles des hyènes en attente : l'une de ses mains était orientée vers le haut, comme si la paume recueillait de l'eau, et l'autre main touchait une pierre, comme si elle cherchait à s'assurer de sa position, le préparant à aller doucement de l'avant. Ce que nous ne pouvions voir hors scène était peut-être un bébé couché sur des feuilles avec un père sur le point d'apporter de l'eau pour humecter les lèvres de l'enfant. Ce père parviendra-t-il réellement jusqu'au bébé ? Qui était à l'origine de la construction de cette scène, et pourquoi cet Homo erectus me paraît-il mélancolique ? Comment une image ou une signification est-elle construite et perçue ? Je me suis fait plaisir en contemplant l'Homo erectus, la branche coupée et la famille au loin sur le pic d'une montagne rocheuse. Ces pensées ont-elles du sens pour quiconque autre que moi ? Ces expériences peuvent-elles être transmises, ou pourraient-elles constituer une quelconque information ou même un savoir ? Est-ce tout ce que je puis offrir à la génération future ? Je ressens de la culpabilité en pensant à Shaore et à mes étudiants.
Le longane - un fruit tropical - et le litchi marquent respectivement la fin et le début de l'été à Taiwan, et leurs goûts condensent et évoquent des souvenirs de mon enfance. J'ai tenté de m'offrir le luxe de déguster du longane à Montréal, mais ce fut le plus souvent en vain, car la distance à parcourir pour atteindre l'Amérique du Nord ne permet pas au fruit de conserver sa fraîcheur. Lors du dernier Nouvel An lunaire, je n'ai pas pu résister au désir d'acheter du longane, tout en ayant des sentiments mitigés à son sujet, puisque la période du Nouvel An à Taiwan n'est tout simplement pas la bonne saison pour ce fruit. Je n'étais pas rentré pour le Nouvel An depuis plus de dix ans après la naissance de Shaore, alors mon questionnement quant à la bonne saison pour le longane semble en quelque sorte ridicule. Ce sens de la réalité a été oublié depuis longtemps et a perdu sa pertinence. Étonnamment, le longane était mieux que je ne m'y attendais, mais son long voyage et le processus de conservation me conduisent à me demander ceci : « Qu'est-ce qui amène un fruit à un autre monde et crée une réalité à laquelle il n'appartient pas ? Est-ce toujours un fruit véritable, ou devient-il fiction ? » Notre perception de la réalité est construite avec des limitations saisonnière et naturelle, mais la mémoire, ironiquement, peut se prononcer pour dissoudre ces limites de la réalité et en créer de nouvelles. J'ai photographié et rephotographié le longane, son écorce et ses pépins, comme si ce geste de prendre une photo était suffisamment ritualisé pour rendre hommage à ce sentiment de perte de réalité et au souvenir de celle-ci.
Suis-je utile, et puis-je produire de la lumière ? Quelle sorte de futur puis-je offrir à mon enfant et quel type de connaissances puis-je transmettre à mes étudiants ? Shaore a fracturé son coude l'automne dernier et la seule chose que j'ai pu faire a été d'espérer que le coude se renforce de lui-même. Pour le renforcement, quelle nutrition, quels soins ? Ou est-ce mieux de le laisser suivre son cours ? Observant de l'herbe humide et touffue poussant le long d'un sentier de randonnée, je me suis demandé si cette nature intacte jouxtant de si près l'activité humaine n'était pas le résultat de décisions conscientes de ne pas toucher et de ne pas modifier, afin de mieux respecter la présence de la nature. Les lacs formés dans les aires désormais protégées de Łuk Mużakowa témoignent d'une activité antérieure d'extraction de lignite et de la force de la nature reprenant le dessus. Mais ils témoignant également de la progression de la civilisation et du développement de la conscience collective. Quelle distance avons-nous parcourue, et sommes-nous des individus indépendants ou des porteurs d'histoire ?
La noirceur rappelle peut-être la lumière.
Chih-Chien Wang
Le 5 août 2020