Lac bleu, terre rose, sphère rapiécée, plaie fraîche
"Ce texte est difficile à écrire à cause de l'échec qui nous attend. Plus je m'expose, plus il risque d'être insupportable.
Le poids de la culpabilité est écrasant. En préparant l'exposition, j'ai parcouru des images et des notes, des fragments de pensées collectées au cours des années passées. Habituellement, ces fragments étaient les ressources et l'inspiration de mon travail, transformées en images. J'ai répondu à mon environnement et au monde auquel je suis connecté, peu importe la distance ou l'obligation. J'aurais aimé pouvoir trouver de la lumière ou quelque chose de joyeux dans la création du travail, mais l'espoir que j'ai trouvé, s'il y en avait, était peut-être seulement à travers la douleur. La douleur de différentes souffrances, la douleur de la négligence, du conflit, de l'incompréhension et des désaccords. En regardant ce qui s'est passé au cours de l'année écoulée, mettre ces événements en mots n'a provoqué que de la honte. À part en parler, qu'aurais-je pu faire d'autre ? Devrais-je continuer à décrire les conflits interminables qui auraient dû se terminer, et les différentes formes de tragédies dont nous avons tous déjà entendu parler plus qu'amplement ? Devrais-je me cacher dans un monde virtuel et prétendre que tout va bien ? (J'ai perdu le débat avec mon fils qu'il ne croit pas en son obsession virtuelle.) Alors où est l'espoir que je pourrai trouver à travers ces douleurs ?
Peut-être que faire de l'art, c'est simplement rester vigilant, c'est savoir que nous avons encore besoin d'apprendre à voir et à comprendre. L'incapacité à comprendre le monde est inévitable et, en tant qu'artiste, enseignant et père, je ressens cette insuffisance. Même si je continue à lire et à apprendre, je n'aurai jamais assez de connaissances pour décortiquer ou analyser les choses qui se passent autour de moi. Avec un temps et une énergie limités, comme beaucoup de gens, à travers différentes plateformes et échanges, ce que je peux extraire et comprendre ne semble jamais assez profond pour toucher le coeur, si la réalité à un coeur. Je ne peux comprendre, tous ces événements. Comment puis-je partager mes pensées si je ne vois pas de lumière ou d'espoir dans cette réalité ? Alors, je continue de chercher.
Mon appareil photo était toutefois cassé. Le gyroscope, qui aide à la stabilité des drones, qui défie la loi de la gravité et qui assure la stabilisation de mon appareil photo, est défectueux. Au lieu de maintenir l'équilibre - le composant central qui est censé rester fixe malgré le mouvement, décide de pointer toujours dans une direction mystérieuse mais stable - le gyroscope de mon appareil cherchait assidûment, par tentatives interminables, à pointer vers un noyau perdu. De nombreux systèmes fonctionnent mal, et nous trouvons toujours le moyen de voir de la beauté en eux, sans doute parce que nous avons besoin de vivre malgré tout, et que vivre, c'est être heureux. J'ai appris à apprécier le message caché que mon appareil photo m'apportait. Ce qui peut être vu dans une image, peut être amélioré ou manipulé, non seulement par la machine, par l'IA, par un dictateur ou par l'idéologie. La création d'images peut permettre d'approcher le coeur caché d'une réalité déconnectée, mais combien de détails avons-nous besoin de voir pour y croire ? Sur combien de preuves devons-nous tomber pour être convaincus ? Les caméras contemporaines peuvent déjà révéler des choses que l'oeil humain est incapable d'observer dans des circonstances normales, mais nous restons focalisés à la surface de la représentation et aspirons à quelque chose qui pourrait s'échapper de nos yeux. Peut-être que les yeux ne peuvent jamais être satisfaits et sont difficiles à contenter. Sommes-nous seulement en train de regarder un assemblage technologiquement avancé d'une réalité simulée, ou regardons-nous à travers sa représentation et jusqu'à son essence ? De toute évidence, quelle pourrait être l'essence de la réalité ?
J'ai lu le message d'une amie en ligne et j'ai réalisé avec tristesse qu'elle était peut-être en train d'atteindre la frontière de sa vie. Il se peut qu'elle dégrade, qu'elle soit peu à peu consumée par la maladie et qu'elle perde la force de se battre. Mais, jusqu'à présent, elle est forte. Elle écrit sur la vie avec tant de détails que je comprends que ce n'est pas seulement une appréciation de sa réalité, mais aussi une démonstration de sa présence. Elle a besoin de voir, de s'exprimer, et donc de vivre. Notre compréhension de la réalité n'est jamais la réalité elle-même, n'est-ce pas ? Nous avons nos yeux pour voir et notre cerveau pour penser, et ces actions complètent le processus de perception. Sans la pensée, la vision existe-t-elle vraiment ? Ou est-elle simplement vide ? Si nous regardons la guerre incessante sans réfléchir, la voyons-nous quand même ? L'écoute n'est-elle pas aussi un processus de compréhension du monde ? Je me demande ce que l'on peut encore considérer comme étant la responsabilité d'un citoyen du monde.
En regardant notre contribution à la société locale, en prêtant attention à ce qui se passe ailleurs, en s'inquiétant de la crise mondiale, en prenant part à la curiosité d'explorer l'univers, notre enthousiasme est également dompté par la culpabilité, la culpabilité qu'il vaut mieux ne pas consommer certains aliments, qu'il vaut mieux ne pas utiliser certains produits. Toute action a ses conséquences, et notre connaissance de la réalité doit être revisitée régulièrement, afin que certains mensonges ne soient pas pris pour acquis, et que certaines manipulations puissent être décelées. Nous ne regardons plus la surface, n'est-ce pas? Alors comment pouvons-nous se rapprocher de l'essence des choses dans notre monde? Comment pouvons-nous encore prendre nos responsabilités et nous soucier des autres, si toutes ces vérités sont enfouies sous une manipulation calculée, et combien de temps et de force avons-nous encore pour continuer à creuser, à comprendre et à apprécier? Notre vie ne va-t-elle pas s'arrêter un jour, elle aussi? J'ai regardé le visage de mon amie et je l'ai remerciée d'avoir partagé sa vision de la vie.
J'ai dit à mon fils Shaore : « Le titre de l'image de ta main dans cette exposition s'appelle Main blessée. » Il m'a répondu : « Ce n'est pas une blessure. C'est une ampoule. Tu es trop mou. » J'ai regardé la chair rose qui se révélait et je me suis sentie surpris, mais j'ai aussi réalisé que c'était peut-être vrai, que je m'inquiétais de l'effondrement du monde, mais qu'il s'était préparé à se battre et à aller de l'avant.
Les incendies sans fin, les guerres non résolues, la corruption, l'injustice, les harcèlements, les conspirations, les conditions météorologiques extrêmes... qu'est-ce qui nous donne de l'espoir? J'ai cherché et je n'ai pas trouvé de solution, mais lui l'a prise à la légère tout en critiquant le monde déséquilibré plus durement que moi. Cela signifie-t-il qu'il est fort, ou simplement qu'il est plus jeune, ou peut-être que le fait que je ne vois pas de lumière pour lui n'enlève rien à son plaisir de vivre. Il projette de la lumière.
L'équilibre est si difficile à atteindre. Où expédier le grain, avec quel gouvernement se mettre en accord ou se battre, où trouver le minéral nécessaire à la fabrication des batteries, comment passer aux énergies vertes ? Après la pandémie, certaines vis qui assurent la rotation stable du monde semblent s'être desserrées. Voyager 2 perd le contact avec la terre, et la lune s'éloigne lentement de nous. Nous regardons les contenus générés par l'IA, craignant que les vrais et les faux ne se mélangent, mais le monde était-il vraiment plus transparent ou plus sincère avant ? Les histoires manipulées, les idéologies prédominantes et les conflits ne s'arrêtent jamais
Peut-être que le plaisir que la jeune génération a trouvé n'est pas très différent de celui que nous avions auparavant. Un peu de sucre, un peu de savoir, un peu de fierté, un peu de réussite, un peu de compréhension et un peu de compagnie. Le temps est peut-être juste, et si nous n'avons plus de moyens de revendiquer des améliorations, nous pouvons simplement regarder, rester silencieux et laisser le temps s'écouler à travers nous." -Chih-Chien Wang , 6 septembre 2023
Chih-Chien Wang est né à Taïwan et réside à Montréal depuis 2002, où il a complété une maîtrise en arts plastiques à l'Université Concordia après des études en cinéma et en théâtre à la Chinese Culture University à Taipei, Taiwan. Il a été nommé professeur adjoint de photographie à l'Université Concordia en 2018. Parmi ses expositions personnelles récentes, mentionnons Maison de la culture Janine-Sutto (2022), Plein Sud (2019), Kunstlerhaus Bethenien (2016), Art Gallery of Mississauga (2015), Fonderie Darling à Montréal (2015), Expression à Saint-Hyacinthe (2014), Musée régional de Rimouski (2013), Musée des beaux-arts de Montréal (2012) et plusieurs expositions collectives, notamment Kamploops Art Gallery (C.-B.), Justina M Barnicke (U de Toronto), Jack Shainman Gallery de New York, Triennale du Québec au Musée d'art contemporain de Montréal, Musée des beaux-arts du Canada, Leonard and Bina Ellen Art Gallery à Montréal, Zenith Gallery à Beijing, Musée de l'Élysée à Lausanne en Suisse. Le Conseil des Arts du Canada a décerné à Wang le Prix du duc et de la duchesse d'York 2017 en photographie et il a reçu le Prix Louis-Comtois attribuée par la Ville de Montréal et l'AGAC en 2020.
Les œuvres de Wang font partie d'importantes collections telles que celles du Musée d'art contemporain de Montréal, du Musée des beaux-arts de Montréal, du Musée national des beaux-arts du Québec, du Musée des beaux-arts du Canada, d'Hydro-Québec, de la Banque Nationale du Canada, de la Banque Royale du Canada, de la Banque TD, de Giverny Capital, de la Caisse Desjardins, de la Caisse de dépôt et placement, du Musée de l'Élysée, du Groupe financier BMO, des Affaires mondiales Canada et du Conseil des Arts du Canada. En 2023, Chih-Chien Wang dévoilera deux projets d'art public : une série de photographies à grande échelle à la nouvelle station REM de Panama ainsi que dans la reconstruction de l'hôtel de ville dans le Vieux-Port de Montréal.
« Ma pratique est consacrée à la compréhension des perceptions individuelles de la réalité en examinant la construction de l'image, de l'objet, du langage, de l'identité, de la mémoire et de l'émotion, tout en attirant l'attention sur le processus de création artistique. Cet engagement tente d'explorer au lieu de conclure, en proposant des perspectives multiples plutôt qu'une stratégie fixe pour développer des expériences spécifiques. En fin de compte, les multiples tentatives d'exploration font apparaître des fragments qu'on dirait insignifiants et mettent l'accent sur la banalité incarnant et réfléchissant sur la complexité des expériences personnelles. » - CCW