Déclaration artistique
"Cette exposition, intitulée une coquille, une cruche, une feuille, est le fruit d'années d'enquête sur la vie et le fonctionnement d'une société secrète de personnes queer et trans, perquisitionnée par la police à Los Angeles dans les années 1910. Derrière une serre près du port, au premier étage d'un petit immeuble, une bande de ribauds pratiquaient le travestissement en secret autour de ce qu'ils appelaient un « autel queer ».
Après un siècle d'obscurité, en 2021, j'ai découvert l'existence de quelque chose qui m'a laissé sans voix et m'a fait vivre l'une des aventures les plus significatives de ma vie : au deuxième étage du bâtiment perquisitionné se trouvait l'une des collections de coquillages les plus importantes de l'histoire de la Californie. Les drag-queens avaient mené des séances de spiritisme, composé des ballades harmoniques à quatre voix pour la mer, acheté le nouveau traitement contre la syphilis, effectué des périples le long de la côte pacifique et contribué au projet taxonomique continu de la biologie occidentale, en fournissant des données aux scientifiques du monde entier qui ont ensuite décrit et nommé des espèces d'escargots de mer alors inconnues de la science occidentale. Vingt-deux mollusques portent encore le nom de ces queens.
Les esprits queer s'expriment par des hasards significatifs : la synchronicité de Jung. Quand je dis que je ne m'attendais pas à trouver un musée secret de biologie marine au-dessus du sex-club, croyez-moi, je suis sincère. Cette bonne vieille synchronicité nous a conduits, moi et mon groupe de détectives privés psychiques, à la gloire hantée du Mausolée d'Inglewood avec la niche mortuaire contenant les cendres du propriétaire du club, à une étrange série de dalles de ciment couvertes de graffitis sur des falaises surplombant l'océan Pacifique près de l'énorme port à conteneurs de Los Angeles, et à un manoir de Los Angeles rempli de phonographes où les voix railleuses des drag-queens se faisaient entendre à partir d'un cylindre de cire datant de 1914. Puis, j'ai découvert la collection de coquillages des queens. À mon grand étonnement, les conservateurs responsables de la collection nous ont invités à chanter les chansons harmoniques à même la réserve de mollusques, parmi les tiroirs.
Lorsque j'ai découvert, après un an et demi de recherches passionnées, trois images de l'intérieur du 606 Club, j'ai été séduit par la multiplicité des objets exposés et rangés dans les tiroirs. D’un point de vue phénoménologique, le bâtiment et les tiroirs sont devenus de puissants points d'ancrage d’une théorie. Mon atelier s’est transformé autel d’abondance rempli d'objets que mes collaborateurs et moi-même avons acquis au cours de nos recherches, ainsi que de cadeaux offerts par les personnes qui possédaient des pièces du puzzle. Une chose après l'autre.
Une coquille, une cruche, une feuille suggère une nouvelle façon de travailler avec les objets et l'histoire, tout comme le club lui-même a défié la typologie établie. Inspiré par le travail d'Elizabeth Freeman, dont l'étude sur l'ère victorienne queer en Amérique du Nord Beside You in Time (Duke, 2019) a profondément influencé ma méthode pour ce projet, je me suis demandé comment les chercheur·euse·s et les artistes pouvaient parvenir à une contiguïté non hiérarchique et profondément incarnée avec les personnes dont nous observions les mondes. Freeman a insisté sur le fait que le rythme et le temps étaient des « textes » permettant d'atteindre cet objectif. J'ai commencé à placer les uns à côté des autres des objets et des notations musicales tirées de journaux intimes, ainsi que des recettes recueillies au cours de la recherche. Je les ai reliés et je les ai enveloppés dans un nouveau papier d'archives protecteur.
En 1914, à la suite de la descente de police au club, les drag-queens se sont tournées vers l'eau pour se soulager. Pour John, la mer promettait un répit en tant que lieu de fin de vie; Herbert a trouvé la paix en se tournant vers les coquillages et la science et a poursuivi toute une vie de correspondance avec les scientifiques influents de l'époque. C'est ainsi qu'en temps voulu, le papier contenant les photographies et les objets devait toucher l'eau – ce qui aurait abîmé son contenu, une abîme qui active une lignée d'un paradigme très différent de celui de la conservation des archives. Une lignée comme la nôtre est antédiluvienne, une chaîne qui peut activement être rompue, s'il y a ne serait-ce qu'une jeune queen assez curieuse pour mouiller la levure séchée au fond de la cruche qui a failli être perdue à jamais, pour porter cette cruche à l'eau et pour enseigner les chants à ses ami·e·s." - Jamie Ross
Écoutez l'audio guide de Jamie Ross sur l'exposition sur la chaîne soundcloud de la galerie: https://soundcloud.com/galeriepfoac/guide-audio-jamie-ross-francais
Notes biographiques
Jamie Ross (1987, Canada) est un artiste visuel et cinéaste. Les sifflets historiques, les cruches en verre soufflé remplis de jus de fruits fermentés par la salive, les masques mortuaires, les collections de coquillages, les photographies trouvées, les rumeurs non fondées, ainsi que des feuilles de papier de mûrier transparent sont des éléments récurrents de sa pratique pluridisciplinaire. Ross se sert de la sculpture, du collage, de l’image en mouvement et des écrits pour explorer les cultures, les codes et les comportements qui émergent de la clandestinité queer. Formé en linguistique (bacc., McGill, 2010), il a développé une sensibilité au langage, à la parole et au chant qui marque souvent ses projets.
Le travail de Ross a récemment été exposé à Noon Projects (Los Angeles), à la Mistake Room (Los Angeles), à la Olga Korper Gallery (Toronto), à la MOMENTA Biennale (Montréal) et au Plumb (Toronto). L’artiste a effectué des résidences au Centre des arts de Banff (Alberta, Canada), à El Museo de Arte Moderno (Castro, Chili), à La Usurpadora (Barranquilla, Colombie), au Museo de Arte de Morelia (Mexique), à Lugar a Dudas (Cali, Colombie), à c.off (Stockholm, Suède), à Corazón (Buenos Aires, Argentine) et à Union Docs (New York). Ses écrits sur l'art contemporain ont recemment été publiés dans les revues PUBLIC, La Presse, Revista Errata, C Magazine et Canadian Art. Il est récipiendaire de plusieurs prix, dont le prix du meilleur court métrage au festival Hot Docs (Toronto) et du meilleur court métrage international à Doc L.A. Ross a reçu une bourse Fulbright de trois ans pour développer un projet d’étude d’une société secrète queer et trans de Los Angeles à la fin de l'époque victorienne, qui a été fermée à la suite d’une descente de la police en 1914. Il est titulaire d'une maîtrise en arts visuels interdisciplinaires (UCLA, 2023). Jamie Ross est basé à Los Angeles et à Montréal.
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Pierre-François Ouellette art contemporain a le plaisir de présenter la première exposition personnelle de l'artiste visuel et cinéaste Jamie Ross, établi à Montréal et à Los Angeles. Intitulée Jamie Ross : une coquille, une cruche, une feuille, cette exposition est le fruit de plusieurs années d'enquête micro-historique sur la vie d'une société secrète queer et trans à Los Angeles dans les années 1910. Dans un club clandestin, un groupe d'adeptes du travestissement s'exerçait en secret, et le site abritait aussi, paradoxalement, l'une des plus importantes collections de coquillages de l'histoire de la Californie. Jouant sur la tension productive entre l'humide et le sec, ainsi que sur le riche potentiel psychique de l'invisibilité, Ross interroge les pratiques de préservation de la photographie d'archives (il ne reste que trois images de l'intérieur du club), et la propagation de la levure, essentielle à la fermentation domestique de l'alcool de fruit, ainsi qu'aux remèdes à base de plantes. Outre des collages photographiques réalisés avec de la résine coulée dans du papier de mûrier, Ross présente une sculpture de verre fantastique et fonctionnelle destinée au brassage, ainsi qu'un nouveau film mettant en scène les artistes Ron Athey et Yunuen Rhi qui prêtent leurs voix à leurs ancêtres.