Leila Zelli: L'oiseau iranien qui a retrouvé ses ailes

Éric Clément, La Presse, 21 Septembre 2024

Née à Téhéran et Québécoise depuis 20 ans, Leila Zelli est une des étoiles montantes de l’art contemporain canadien, réalisant des œuvres engagées en soutien aux luttes des femmes iraniennes. Cet automne, elle expose à la Biennale de Toronto, à la Galerie de l’UQAM et à la foire Art Toronto. Nous l’avons rencontrée dans son atelier du Plateau-Mont-Royal.

 

Une battante

Avec ses yeux pétillants et ses cheveux bouclés, elle ressemble à un ange. Mais derrière le sourire affable de Leila Zelli, il y a la détermination d’une battante passionnée de liberté. Sa devise, c’est « femme vie liberté », le slogan lancé en septembre 2022 en réaction à la mort de Mahsa Amini, tuée lors d’une garde à vue policière à Téhéran après s’être opposée au port obligatoire du hijab. La semaine dernière, même si elle était à Toronto pour préparer sa participation à la biennale (qui débute ce samedi), Leila a manifesté pour marquer les deux ans de cette mort tragique.

« Mon travail est politique, dit-elle. En tant qu’artiste, c’est important de prendre position. »

Elle a ainsi réalisé un film d’animation, About Dam and Hofit, qui raconte l’histoire d’amitié entre une montagne iranienne (proche de la maison d’enfance de Leila) et un avion militaire israélien. Tout un sujet quand on connaît les tensions entre les deux pays. Le film, montré dans une dizaine de festivals, a d’ailleurs été créé avec l’artiste israélienne Gali Blay qu’elle a connue en 2018 lors du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul.

« On a voulu illustrer l’amitié interdite entre une Iranienne et une Israélienne et la liberté de critiquer nos pays respectifs. Être née en Iran ne veut pas dire qu’on soutient le régime iranien. Être née en Israël ne veut pas non plus dire qu’on soutient le gouvernement israélien. »

 

Leila Zelli s’est aussi fait connaître avec La remplaçante (The Substitute), une vidéo réalisée en 2019 au stade Saputo avec l’artiste français Guillaume Pascale. Un hommage à l’Iranienne Sahar Khodayari, qui s’était immolée par le feu après avoir été accusée d’avoir voulu assister, déguisée en homme, à une rencontre de soccer. On y voit Leila de dos, portant un foulard, immobile pendant une heure et demie dans les gradins. Évoquant la détermination des Iraniennes qui écrivent parfois leur testament avant d’aller manifester leur résistance au pouvoir des mollahs…

 

Leila Zelli la militante n’a ainsi guère apprécié une affiche placée récemment dans l’hôtel de ville de Montréal dans laquelle la seule femme représentée était voilée. « J’aimerais créer une autre affiche pour représenter la diversité des Montréalaises », dit-elle, ajoutant que s’il y avait eu huit femmes sans voile et une voilée, elle aurait été moins fâchée. « Il faut dire aux musulmanes qui arrivent ici qu’elles ont toute la liberté du monde, notamment celle d’ôter leur voile. »

Son parcours

Âgée de 43 ans, Leila Zelli aime le combat depuis l’âge de 2 ans ! Professeur de karaté, son père lui a enseigné cet art martial qui a forgé son caractère. Elle a obtenu sa ceinture noire à 10 ans ! Comme elle était douée pour le dessin, ses parents l’ont inscrite à des cours pour adultes… à l’âge de 8 ans. À 14 ans, elle a intégré une école d’art avant d’aller à l’université. « Mes premières expos, je les ai faites chez ma grand-mère », dit l’artiste qui a étudié à l’université dans des conditions très particulières. « Les professeurs étaient anti-pouvoir et nous apportaient des photos de Robert Mapplethorpe ou Diane Arbus. Il y avait des cours de modèles nus, mais en cachette. Si c’est su, on peut acheter le silence. Tout est achetable en Iran. »

 

Elle est arrivée au Québec en 2003. « La République islamique n’empêche pas les gens de quitter le pays, au contraire », dit-elle. De 2004 à 2011, elle a étudié le graphisme et a appris le français et l’anglais. Puis elle s’est inscrite à l’UQAM où elle a obtenu son baccalauréat (2015) et sa maîtrise (2020). Éclipse, sa première œuvre créée au Québec, lors de son bac, est un hommage aux victimes décapitées par le groupe État islamique. Elle l’a présentée en 2015 à la Galerie de l’UQAM. « Une œuvre marquante de mon parcours pour laquelle j’ai reçu mon premier prix. »

 

En 2016, elle réalise Hors champ, une vidéo de bombardements en Syrie qui ressemblent à des feux d’artifice. Une fausse féerie qui évoque « la belle lumière qui tombait du ciel » lorsque, jeune, elle était témoin de bombardements, lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988).

 

Depuis qu’elle a exposé au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), en 2019, Leila Zelli se concentre sur la lutte des Iraniennes. « Les médias, surtout la télévision, les représentent souvent avec un tchador noir. Ça me révolte ! Je veux montrer leur courage, marchant avec leur téléphone pour documenter ce qu’elles vivent au quotidien, notamment de la violence. » Pour cela, elle réalise des vidéos à partir d’images tirées de l’internet.

 

L’atelier

Depuis le début de l’année, Leila Zelli a son atelier dans un condo appartenant aux collectionneurs Danielle Lysaught et Paul Hamelin. Les fondateurs de l’espace Projet Casa ont été touchés par son travail exposé l’an dernier dans leur galerie. « Ils m’ont offert de m’installer ici pour m’éviter de longs trajets en autobus, dit-elle. Ils sont vraiment très gentils. »

 

La lauréate 2023 du prix Lynne-Cohen du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) bénéficie dans cet espace d’une belle lumière qu’elle peut tamiser pour graver. Elle a décidé de se mettre à la sculpture. Nous avons pu admirer ses dessins d’amazones, qu’elle convertira en une sculpture en fibre de verre pour une exposition chez son galeriste Pierre-François Ouellette prévue en 2026. Les modèles d’amazones proviennent de photos d’une Iranienne jouant avec un ballon ainsi que de bas-reliefs antiques.

 

Où voir ses œuvres ?

Depuis le 6 septembre, Leila Zelli fait partie de l’expo Faux plis par hypothèsescommissariée par Louise Déry et Marie-Hélène Leblanc à la Galerie de l’UQAM. Elle y présente Pourquoi devrais-je m’arrêter ?, deux vidéos lancées par la galerie de façon virtuelle durant la pandémie. On y voit des Iraniennes qui contestent la décision des religieux de leur interdire de pratiquer, en public, le Varzesh-e bastani, un exercice antique réservé aux hommes.

 

Ces vidéos sont aussi présentées à la Biennale de Toronto où l’artiste a également réalisé une intervention sur un mur avec une estampe qui montre une Iranienne haranguant la foule pour réclamer plus de droits. Jusqu’au 31 octobre, on peut aussi admirer cinq photographies tirées d’About Dam and Hofit sur la façade du bain Mathieu (2915, rue Ontario Est, à Montréal).

Ses œuvres se retrouvent dans les collections du MBAM, du MAC, du MNBAQ, du musée Pointe-à-Callière, de la Caisse de dépôt et placement du Québec, du Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul et d’Hydro-Québec. Le magazine Châtelaine a révélé en août que la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, avait récemment acquis une de ses estampes.

Espérant faire un jour de l’art public, Leila Zelli entrevoit l’avenir avec optimisme, même si elle entretient toujours une petite crainte dans son esprit, « car il y a des agents iraniens » au Canada, dit-elle. « On m’a dit qu’on sait ce que je fais, donc je ne peux pas dire que je n’ai pas peur. Le courage n’est pas de ne pas avoir peur, mais c’est d’avoir peur et de continuer malgré tout à créer en s’inspirant des opportunités de la vie et de l’actualité. Je suis heureuse ici. Je suis un oiseau iranien qui a retrouvé ses ailes au Québec. »