Que signifie pour un artiste qui s’est intéressé au paysage depuis les derniers cinq ans de se mettre à peindre des intérieurs ? Ce corpus d’œuvres signale une transformation dans la méthodologie de John Player pour diverses raison : il est rentré dans le domaine du foyer et de la vie privée, s’est éloigné des rendus aériens et désincarnés de paysages pour se rapprocher de l’échelle profondément familière de pièces et de tentes – des lieux que nous mesurons avec nos corps. Aussi, pour la première fois, il a peint principalement à partir de photographies qu’il a prises lui-même, lors d’un voyage à bicyclette à travers les pays baltes.[1]
Player, qui par le passé traduisait des images jetables (photos provenant de caméras de surveillance, photos de paysages vus par satellite) en images picturales en principe plus permanentes, présente désormais des espaces domestiques provisoires dont la précarité résulte du même impérialisme que montre du doigt sa production depuis ses débuts. Ceci est sa première exposition présentant surtout des intérieurs, bien que la plupart des espaces représentés recèlent en leur sein des représentations de paysages – sous forme d’affiches décolorées ou de papier peint se décollant. La majorité des intérieurs représentent Skrunda-1, une ancienne base soviétique en Lettonie abritant des installations radars, devenue ville fantôme, et, plus récemment, attraction touristique.
Dans Recent Past 2, une bande de papier peint déchiré crée une confusion de surfaces à même la logique du plan pictural. L’œil hésite entre la
représentation « réelle » d’un fragment de papier peint, déchiré et pendant d’un mur jauni, et l’espace représenté par le papier peint, un ruisseau et des roches parmi des troncs d’arbres fins. Si le regardeur comprend qu’il s’agit bien de la représentation d’une représentation, il n’est pas facile pour autant de résister à la tentation de voir la forêt comme un monde alternatif existant au-delà d’une surface dissoute. Il semblerait qu’une partie d’un mur vide a été pelée ou décollée pour révéler un espace issu de la volonté, sis juste au-delà de cette pièce sombre, dans un complexe d’habitation militaire. Il y a un certain plaisir à laisser son attention glisser au-delà de la surface logique qui fait écho au désir et à la nostalgie inhérente au choix même de vivre avec de telles représentations. 1994 représente un type de désir différent pour le sentiment d’appartenance – le désir d’un adolescent pour la rébellion, pour les idéaux jumelés du nihilisme et de l’espoir, incarnés par un Kurt Cobain à l’image du Christ. Les séries Recent Past et 1994montrent sciemment du doigt des marqueurs temporels. Représentant un moment ultime de l’ère pré-Internet, ces fragments physiques de désir et de fuite suggèrent une vision du monde autre, un tissu conjonctif fragile entre la Russie et l’Occident, un qui ne soit pas visible sur les écrans radar.
Les images avec lesquelles l’on choisit de vivre sont un reflet de nos désirs, de notre identité culturelle et de nos goûts; vivre avec des représentations idéalisées de paysages pourrait très bien indiquer un désir de possession de la terre, ou un désir de contact et d’union avec le monde naturel, exacerbé par le sentiment simultané et croissant d’en être aliéné. Les vues romantiques présentées aux murs des tours d’habitations de Skrunda exposent un désir pour l’organique et l’éternel, un fantasme de culture se dissipant. Or le fait qu’elles aient été produites et mises en circulation révèle également les représentations de la terre comme étant emblématiques d’une identité nationale, assimilable au désir individuel. Svetlana Boym, auteure de The Future of Nostalgia (2001), avance que « la nostalgie concerne la relation entre les biographies individuelles et les biographies de groupes et de nations, entre les mémoires personnelle et collective ». Avec Decommissioned, Player se rapproche un peu plus de sa propre association entre le personnel et le collectif. Peint à partir d’une photo trouvée dans les archives militaires des stations radar de la ligne Pinetree, l’image aurait pu tout aussi bien provenir de la collection de diapositives de famille de Player (son grand-père maternel travaillait pour NORAD[2] ). La plupart des images dans ces archives se trouvent à la frontière ténue entre le document officiel et l’instantané vernaculaire. Decommissioned représente un gâteau cérémonial qui est modelé d’après un radôme; nous ne savons pas au juste s’il s’agit d’histoire militaire officielle ou du témoignage idiomatique d’un dessert fantasque.
Si Player a l’habitude de privilégier une imagerie signalant un désir de contrôle et de possession de la terre, ainsi qu’un désir de nationalité et d’appartenance, que signifie pour lui la représentation de paysages suggérés par du papier peint et de l’équipement militaire en forme de gâteau ? Des espaces comme Skrunda à la fois clarifient et compliquent les liens entre habitation, représentation et conditions sociopolitiques. La production de Player s’intéresse à la géopolitique depuis maintenant plusieurs années, mais ces représentations d’intérieurs domestiques indiquent une facette différente de la relation entre la terre et le pouvoir. Le désir de maîtriser la nature et de contrôler le territoire apparaît (sinistrement) plus inoffensif dans ces formes et ces environnements féminisés.
Cette peinture d’un gâteau suffit-elle à conclure qu’un tournant biographique a été effectué dans le travail de Player ? Sa production antérieure explorait l’esthétique du pouvoir en assimilant le détachement froid à la capacité d’oblitérer, de supprimer, de s’approprier et de s’emparer. Après avoir représenté des images qui étaient à la fois officielles et jetables, l’artiste semble désormais curieux de l’inverse – des images vernaculaires produites par des corps et des lieux véritables et visitables, qui sont à la fois plus tangibles et moins officielles. Après avoir longtemps traité de codes secrets, Player se tourne aujourd’hui vers les restes d’une culture matérielle pour tenter de rapprocher l’esthétique du pouvoir et du militarisme aux expériences vécues et incarnées d’individus.
- Lise Latreille (08-2017)
[1] Ce voyage a été financé par la Brucebo Fine Art Scholarship Foundation de Gotland, Suède.
[2] Le Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord.
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Né à Victoria, en Colombie-Britannique en 1983, John Player détient un baccalauréat en arts plastiques et une maîtrise en peinture et dessin de l'Université Concordia. Il a participé à diverses expositions collectives à Montréal, où il vit et travaille depuis 2004. Il était en résidence en 2015 au Symposium de la Baie St- Paul et à Art Omi (NY). En 2016, il remportait la Bourse de voyage William Blair Bruce qui l’amena à faire de la recherche à vélo dans d’anciennes républiques soviétiques. Finaliste au Concours canadien de peinture RBC de 2015, son travail figure dans de nombreuses collections privées et dans les collections corporatives de Groupe Courchesne Larose et du Groupe financier BMO.
La galerie tient à remercier la SODEC pour son soutien